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Dessine-moi un roman
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13 décembre 2010

Working Class Hero (Partie 3 - fin)

   Plastic_Lennon À la fin de l’année 1980, tandis que j’étais assigné au transport d’un homme d’affaire de Manhattan à l’aéroport JFK – je précise que je n’étais le chauffeur attitré de personne, je faisais fonction d’éternel remplaçant, ce qui m’a permis de transporter des tas de personnalités et aussi des anonymes qui louaient les services d’une limousine l’espace d’une soirée – j’ai été chargé à la dernière minute de m’occuper du transport d’un chanteur célèbre pour une semaine entière. J’ai été briefé par mon oncle qui m’a expliqué que je serais son chauffeur les après-midis de quatorze heure à minuit. Ma mission était délicate, j’allais transporter un chanteur célèbre, un dieu vivant. Quand j’ai appris qui j’allais transporter du 1er au 8 décembre, mon sang n’a fait qu’un tour, j’ai refusé spontanément. Je ne me sentais pas à la hauteur. Et si par ma faute ou celle du destin, on avait un accident qui le tuerait ? Non, je ne pouvais pas.
    Je n’ai guère eu le choix, c’était ça ou la porte. J’étais si nerveux la première fois que je l’ai aperçu. Mais la mission a été aisée. Il semblait las de toute cette médiatisation, il envisageait de plus en plus son métier comme celui de Monsieur tout le monde, avec les interviews et la célébrité en plus. Il était détendu, ce qui ne semblait pas toujours être le cas de sa femme qui l’accompagnait partout depuis si longtemps.
    Le trajet était plutôt simple, je les emmenais tous les jours de leur domicile situé à l'angle de la 72ème rue et de Central Park à Manhattan, jusqu’au Record Plant Studio de la 44ème rue. Il y avait bien d’autres courses à effectuer, mais on ne s’éloignait guère.

    Samedi six décembre

    Après les avoir déposés chez eux ce samedi dans l’après-midi, j’ai été chargé d’attendre, ils devaient ressortir assez vite. J’ai donc garé ma limousine devant le majestueux immeuble et allumé une cigarette. Puis mon regard s’est arrêté sur un homme assez corpulent, aux lunettes épaisses qui patientait devant l’immeuble. Je ne le sentais pas celui-là. Il plaisantait avec une femme qui habitait l’immeuble, il arborait un grand sourire. Lorsque la femme s’est éloignée, l’homme m’a semblé tout à coup très nerveux. Il a sorti de son sac à dos un bouquin, s’est mis à lire frénétiquement, revenant souvent en arrière dans ce roman qui semblait le transporter. Il ne cessait de lever la tête en direction de l’appartement dans lequel mes clients logeaient. Le couple ne revenait pas, j’étais parti pour attendre longtemps. Qu’importe, c’était mon métier que d’attendre les célébrités. Les attendre eux, c’était quand même mieux, surtout lui, à qui je vouais une admiration sans faille. J’aimais ses compositions, ses messages de paix. J’étais heureux de la tournure que prenait sa vie. Il semblait être revenu de tout, il était serein. Bref, au bout de deux heures, l’homme corpulent que je trouvais inquiétant a quitté les lieux, non sans se retourner à plusieurs reprises. Il parlait à voix haute, il semblait furieux contre lui-même, je l’ai même entendu invoquer le Seigneur ou quelque chose comme ça. Probablement un grand fan, un de ceux qui font peur. Un quart d’heure après son départ, mes clients sont sortis, la femme est montée la première. Je les ai emmenés à leur studio d’enregistrement.
    Le jour suivant, il sont allés se balader à Central Park avec leur fils de cinq ans. Je n’ai pas eu de course à effectuer, j’ai attendu bien sagement dans la limousine.

    Lundi 8 décembre

    Jamais je n’oublierai cette date. Quelle merde quand j’y pense. Si j’avais su, je l’aurais écrasé ce con. Je le revois cet illuminé en fin d’après-midi demander un autographe à son idole. L’autre de lui signer et de lui demander courtoisement s’il désire autre chose. À ce moment là, un photographe de presse, habitué des lieux, immortalise le cliché de la rock star en compagnie d’un fan. La femme du chanteur attend déjà dans la limousine, elle ne m’a pas salué. Elle est plus nerveuse encore que les jours précédents. Plus tôt dans l’après-midi, je les ai pourtant emmenés à une séance de photos pour le magazine Rolling Stone, ça s’est visiblement bien passé, il paraît même que lui s’est foutu à poil, il n’en ratait pas une, décidément.
    Elle s’impatiente, lui fait signe de se dépêcher. Une fois la photo prise et après avoir échangé des politesses avec le fan étrange et le photographe, il s’engouffre dans la limousine, je démarre. Je me tais, comme d’habitude. Elle est inquiète, me demande si j’ai déjà vu le fan de tout à l’heure. Je lui réponds par l’affirmative. Je lui explique qu’il a attiré mon attention deux jours auparavant. Elle est de plus en plus soucieuse, dit à son mari qu’il devrait engager un garde du corps. Lui, semble plus détendu. Il explique que c’est un grand fan de plus, ne vivant que dans l’attente de décrocher une photo en présence de son idole. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, ce fan a obtenu ce qu’il désirait. « N’en a-t-on pas vu d’autres et des biens plus inquiétants ? » Il poursuit, d’un rire glaçant : « Si j’avais dû me faire assassiner, ça serait déjà fait chérie ». Il me lâche un clin d’œil au passage. Sa femme se renfrogne et s’enfonce dans son siège. Elle marmonne quelque chose du genre : « C’est pas possible, tu ne grandiras jamais ». Ambiance dans la limousine. Il s’enfonce à son tour dans la banquette, papouille son épouse et lui dit : « Je suis protégé par ma belle étoile et toi, tu devrais plutôt t’inquiéter de ce que je vais te faire ce soir, c’est toi qui aura besoin d’un garde du corps. » Sur ces paroles, je remonte la vitre qui sépare mon monde de chauffeur du leur. Ils semblent d’ailleurs apprécier ma discrétion et mon amabilité. J’interviens quand il le faut, j’écoute ce qu’il disent quand il le faut (c’est pour ça que j’interviens quand il le faut), je m’éclipse quand il le faut. Je suis un fan absolu, lui le sait, il l’a remarqué, et c’est pour ça que le courant passe bien entre nous car, malgré l’admiration que je lui porte, je reste professionnel et détendu à la fois.
    La séance d’enregistrement studio dure cinq heures. Il est vingt-deux heures trente passées lorsqu’ils sortent du Record Plant. Le couple est guilleret. A ce que j’en comprends, ils ont presque terminé d’enregistrer le titre dont elle est l’interprète. Depuis le dernier album, chacun chante un titre en alternance. Ils doivent retourner au studio dès le lendemain matin mais le plus gros du travail semble fait. Il m’interpelle : « Eh Bill, dès qu’on a terminé le mixage, on s’écoute la cassette, tu l’entendras avant tout le monde. » Je bois du petit lait, plus que flatté, j’en suis ému. Mon silence témoigne de l’émotion qui m’envahit. Je réalise dès lors que sa proposition, aussi honorifique soit-elle, ne sera guère réalisable, ce huit décembre étant mon dernier jour en leur compagnie. Ce soir à minuit, je termine mon service. Je m’abstiens de le leur dire, la proposition qu’il m’a faite semblait lui faire tellement plaisir que je me tais, je l’en aviserai au terminus.

    Vingt-deux heures cinquante et une.
    Je tourne le levier du clignotant à gauche et emprunte le virage, nous arrivons devant le Dakota Building. Je stationne sur le trottoir face à l’immeuble. Yoko Ono semble pressée, elle me salue et me souhaite une bonne nuit, elle hâte le pas en direction de l’entrée de l’immeuble. Le portier, qui discutait avec un homme assez corpulent qui nous fait dos, vient de reprendre son poste et ouvre la porte à Madame. John traine un peu plus, il est toujours à l’arrière de la limousine, il vient de renverser par mégarde son sac de cuir marron qui déverse au sol de la luxueuse voiture un magnétophone et quelques cassettes. Il jure puis les ramasse. Il se relève et me tend la main pour me souhaiter une bonne nuit. Première entre nous. « On se voit demain ? » il me demande. Je lui réponds par la négative, lui explique que c’est mon dernier jour, que je ne suis qu’un remplaçant. Il semble affreusement déçu. Il me promet de passer un coup de fil dès le lendemain afin d’exiger que je sois son chauffeur attitré. Je suis honoré même si au fond je me doute qu’il n’en fera rien, que demain il aura tout oublié, que des êtres insignifiants comme moi devraient se satisfaire d’avoir obtenu tant d’attention de la part d’une telle icône de la musique, une icône tout court. Je lui réponds que je serais ravi d’être son chauffeur attitré. Il fouille dans son sac et me tend une cassette. Il me dit : « C’est inédit, les enregistrements du jour, c’est la copie, le mixage n’est pas terminé, j’aurais préféré t’offrir la version terminée, mais c’est largement écoutable, je te fais confiance, tu le gardes pour toi, c’est mon cadeau, je t’avais promis de te faire écouter, je tiens ma promesse. » Je suis abasourdi, lui dit que je ne peux accepter. Il me colle la cassette entre les mains et me dit qu’il me sent bien, que si ça continue, lui et moi on va devenir potes.

    Vingt-deux heures cinquante-deux.
    Il sort de la limousine, réajuste ses lunettes aux montures de plastique et aux verres foncés. Je lui dit « Faites attention à vous. ». Il me répond « T’en fais pas ».
La suite… On la connaît. Je n’ai même pas envie de la raconter, je…
Il traverse la rue. Je reconnais le fan corpulent à lunettes de tout à l’heure. Je réalise que quelque chose ne tourne pas rond, je me sens paralysé tout à coup. Je ne peux plus bouger un orteil, je ne comprends pas ma paralysie. John lui jette un regard noir mais le salue néanmoins. Il le dépasse, il est maintenant à dix mètres de l’entrée de l’immeuble. Tout se passe si vite que…
L’homme sort un revolver de sa poche, crie « Monsieur Lennon ? ». John n’a pas le temps de se retourner, deux balles sont tirées. Lennon les reçoit à l’épaule gauche, il vacille. Trois coups de feu supplémentaires sont tirés, il reçoit deux balles dans le dos, dont une qui lui transperce l’aorte. John ne tombe pas immédiatement, parcourt les derniers mètres, l’arme de son meurtrier semble vide, je n’en suis pas certain. John titube vers les escaliers, s’accroche autant qu’il le peut à cette vie qui semble le quitter. Il franchit la porte d’entrée de l’immeuble, s’écroule et dit quelque chose comme « On me tire dessus ! ». Yoko hurle et court dans sa direction… Je suis tétanisé. Je ne réagis pas du début à la fin. Son meurtrier, dont je me refuse à prononcer le nom ; d’autres le feront mieux que moi ; s’assied sur les marches de l’entrée du Dakota Building, sort son livre, et reprend sa lecture. La police, prévenue par le concierge de l’immeuble, débarque aussitôt et menotte brutalement (pas assez à mon goût) l’assassin.
John Lennon est décédé une vingtaine de minutes plus tard d’une hémorragie. Quant à moi, je resterai ce type insignifiant qui n’a pas sauvé sa vie en ce lundi huit décembre mille neuf cent quatre-vingt à vingt-deux heures cinquante-deux.
    Je n’ai plus jamais emprunté le chemin de ce quartier, je n’en ai jamais eu la force. Ce souvenir me hantera toute ma vie.

    J’étais donc chauffeur, un métier qui ne m’a jamais réussi. Un métier que j’ai abandonné après deux accidents et l’assassinat de mon célèbre client.
    J’ai gardé cette cassette que John Lennon m’a offerte. Comme s’il avait senti au dernier moment que je ne serai jamais son chauffeur attitré.

Fin

dépôt légal @2010

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Commentaires
R
Merci !!!
M
Je peux t'assurer que je m'attendais pas du tout à cela!! J AI ADORÉ!!!!:-):-)
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